Russie


 Abolition du servage.

(19 février / 3 mars 1861)

    L'abolition du servage en Russie fut décidée par le tsar Alexandre II au moment même où, aux États-Unis, la question de l'esclavage déclenchait la guerre de Sécession. Quelle était la différence entre le servage et l'esclavage ? Le serf n'appartenait pas au seigneur, mais en Russie, en 1861, la majorité des serfs (23 millions, soit environ la moitié de la paysannerie) étaient attachés à la glèbe, c'est-à-dire aux domaines seigneuriaux, qu'ils ne pouvaient quitter de leur chef. Ils ne pouvaient se marier sans l'autorisation de leur seigneur, qui, en revanche, pouvait les vendre, les louer ou les hypothéquer, ainsi que les punir et les battre, sans toutefois avoir le droit de les tuer. En outre, d'autres serfs étaient employés comme domestiques et certains, comme les esclaves à talent, travaillaient à leur compte, moyennant une redevance versée au seigneur. Celui-ci était en principe tenu de les secourir et de les protéger, mais le tsar Alexandre avoue, dans le manifeste ci-dessous, que les paysans sont souvent livrés à « l'arbitraire ». On notera que la possession de serfs est beaucoup plus concentrée que la propriété des esclaves aux États-Unis, puisque, en Russie, à peine 1396 nobles (voir le tableau) possèdent presque autant de serfs mâles (et probablement autant de femmes) que tous les États sécessionnistes ont d'esclaves !
    Les serfs libérés, formés en communes rurales recevaient collectivement les terres nécessaires à leur subsistances moyennant une redevance. Ils pouvaient acquérir les terres qu'ils cultivaient : soit ils les achetaient directement au propriétaire, soit l'État indemnisait le propriétaire et le paysan devait payer en 49 ans, avec un taux d'intérêt de 1%. Au 1er janvier 1873, selon les chiffres établis par une commission d'enquête, 6 858.334 paysans étaient devenus propriétaires de 23 millions d'hectares. Mais la commission note que la plupart des paysans sont désormais liés à la commune rurale qui les charge de taxes et elle regrette que la moralité n'ait pas fait de progrès, alors que la consommation d'alcool s'est considérablement accrue !
    Une réforme plus simple eut lieu en Pologne russe (3.700.000 serfs) en 1864, les propriétaires de terres étant indemnisés par des titres d'État à 4% amortissables par lots et les paysans acquittant un impôt foncier sur les terres qui leur avaient été distribuées.
Source : Annuaire historique de 1861. On peut consulter l'article Russie de l'Encyclopédie de science politique de Lalor, qui est l'exacte traduction anglaise du Dictionnaire politique de Maurice Block, 8e éd., tome 2, p. 880, 1873.


Manifeste de l'empereur.

 Nous, Alexandre II, par la grâce de Dieu empereur et autocrate de toutes les Russies, roi de Pologne, grand-duc de Finlande, etc., à tous nos fidèles sujets savoir faisons ;

Appelé par la divine Providence et par la loi sacrée de l'hérédité au trône de nos ancêtres, nous nous sommes promis au fond du coeur, afin de répondre à la mission qui nous est confiée, d'entourer de notre affection et de notre sollicitude impériales tous nos fidèles sujets de tout rang et de toute condition, depuis l'homme de guerre qui porte noblement les armes pour la défense de la patrie, jusqu'à l'humble artisan voué aux travaux de l'industrie ; depuis le fonctionnaire qui parcourt la carrière des hauts emplois de l'État, jusqu'au laboureur dont la charrue sillonne les champs. 

En considérant les diverses classes et conditions dont se compose l'État, nous nous sommes convaincus que la législation de l'Empire ayant sagement pourvu à l'organisation des classes supérieures et moyenne, et déterminé avec précision leurs obligations, leurs droits et leurs privilèges, n'a pas atteint le même degré d'efficacité à l'égard des paysans attachés à la glèbe, ainsi désignés parce que, soit par d'anciennes lois, soit par l'usage, ils ont été assujettis héréditairement à l'autorité des propriétaires auxquels incombait en même temps l'obligation de pourvoir à leur bien-être. Les droits des propriétaires ont été jusqu'à ce jour très étendus et imparfaitement définis par la loi, à laquelle ont supplée la tradition, la coutume et le bon vouloir des propriétaires. Dans les cas les plus favorables, cet ordre des choses a établi des relations patriarcales fondées sur une sollicitude sincèrement équitable et bienfaisante de la part des propriétaires et sur une docilité affectueuse de la part des paysans. Mais à mesure que diminuait la simplicité des moeurs, que se compliquait la diversité des rapports mutuels, que s'affaiblissait le caractère paternel des relations des propriétaires avec les paysans, et qu'en outre l'autorité seigneuriale tombait quelquefois aux mains d'individus exclusivement préoccupés de leurs intérêts personnels, ces liens de bienveillance mutuelle se sont relâchés, et une large voie à été ouverte à une arbitraire onéreux aux paysans, défavorable à leur bien-être, qui les a portés à l'indifférence pour tout progrès dans les conditions de leur existence. 

Ces faits avaient déjà frappé nos prédécesseurs de glorieuse mémoire, et ils avaient pris des mesures afin d'améliorer le sort des paysans. Mais, parmi ces mesures, les unes se sont trouvées peu décisives, en tant qu'elles restaient subordonnées à l'initiative spontanée de ceux des propriétaires qui se montraient animés d'intentions libérales ; et les autres, provoquées par des circonstances particulières, ont été restreintes à quelques localités ou prises seulement à titre d'essai. C'est ainsi que l'empereur Alexandre Ier avait publié le règlement pour les cultivateurs libres, et que feu l'empereur Nicolas, notre père bien-aimé, a promulgué celui qui concerne les paysans obligés par contrat. Dans les gouvernements de l'Ouest, les règlements dits inventaires avaient fixé l'allocation territoriale dévolue aux paysans, aussi bien que le taux de leurs redevances. Mais toutes ces réformes n'ont été appliquées que dans une mesure très restreinte. 

Nous nous sommes donc convaincus que l'oeuvre d'une amélioration sérieuse dans la condition des paysans était pour nous un legs sacré de nos ancêtres, une mission que, dans le cours des événements, la divine Providence nous appelait à remplir. 

Nous avons commencé cette oeuvre par un témoignage de notre confiance impériale envers la noblesse de Russie, qui nous a donné tant de preuves de son dévouement au trône et de ses dispositions constantes à faire des sacrifices pour le bien de la patrie. C'est à la noblesse elle-même que, conformément à ses propres voeux, nous avons réservé de formuler des propositions pour la nouvelle organisation des paysans, propositions qui entrainaient pour elle la nécessité de limiter ses droits sur les paysans et d'accepter les charges d'une réforme qui ne pouvait s'accomplir sans quelques pertes matérielles. Notre confiance n'a pas été déçue. Nous avons vu la noblesse réunie en comités dans les gouvernements, faire, par l'organe de mandataires investis de sa confiance, le sacrifice spontané de ses droits quant à la servitude personnelle des paysans. Ces comités, après avoir recueilli les données nécessaires, ont formulé leurs propositions concernant la nouvelle organisation des paysans attachés à la glèbe (krépostnyé), dans leurs rapports avec les propriétaires. 

Ces propositions s'étant trouvées très diverses, comme on pouvait s'y attendre d'après la nature de la question, elles ont été confrontées, collationnées et réduites en un système régulier, puis rectifiées et complétées dans le comité supérieur institué à cet effet ; et ces nouvelles dispositions ainsi formulées, relativement aux paysans et aux gens de la domesticité (dvorovyé) des propriétaires, ont été examinées au conseil de l'Empire. 

Après avoir invoqué l'assistance divine, nous avons résolu de mettre cette oeuvre à exécution. 

En vertu des nouvelles dispositions précitées, les paysans attachés à la glèbe seront investis, dans un terme fixé par la loi, de tous les droits des cultivateurs libres.  

Les propriétaires, conservant leurs droits de propriété sur toutes les terres qui leur appartiennent, réservent aux paysans, moyennant des redevances déterminées par les règlements, la pleine jouissance de leurs enclos, et, en outre, pour assurer leur existence et garantir l'accomplissement de leurs obligations vis-à-vis du gouvernement, la quantité de terre arable fixée par lesdites dispositions, ainsi que d'autres appartenances rurales (ougodié).

Mis en jouissance de ces allocations territoriales , les paysans sont obligés, en retour, d'acquitter, au profit des propriétaires, les redevances fixées par les mêmes dispositions. Dans cet état, qui doit être transitoire, les paysans seront désignés comme temporairement obligés.

En même temps, il leur est accordé le droit de racheter leur enclos, et, avec le consentement des propriétaires, ils pourront acquérir, en toute propriété, les terres arables et autres appartenances qui leur sont allouées à titre de jouissance permanente. Par l'acquisition en toute propriété de la quantité de terre fixée, les paysans sont affranchis de leurs obligations envers les propriétaires pour la terre ainsi rachetée, et ils entrent définitivement dans la condition des paysans libres-propriétaires. 

Par une disposition spéciale concernant les gens de la domesticité (dvorovyé), il est fixé pour eux un état transitoire adapté à leurs occupations et aux exigences de leur position. A l'expiration d'un terme de deux années à dater du jour de la promulgation de ces dispositions, ils recevront leur entier affranchissement et quelques immunités temporaires. 

C'est d'après ces principes fondamentaux qu'ont été formulées les dispositions qui déterminent l'organisation future des paysans et des gens de la domesticité (dvorovyé), qui établissent l'ordre de l'administration générale de cette classe et spécifient dans tous leurs détails les droits donnés aux paysans et aux gens de la domesticité, ainsi que les obligations qui leur sont imposées vis-à-vis du gouvernement et des propriétaires.  

Quoique ces dispositions, tant générales que locales, et les règles spéciales complémentaires pour quelques localités particulières, pour les terres des petits propriétaires, et pour les paysans qui travaillent dans les fabriques et usines des propriétaires, aient été, autant que possible, appropriées aux nécessités économiques et aux coutumes locales, cependant, pour conserver l'ordre existant là où il présente des avantages réciproques, nous réservons aux propriétaires de convenir avec leurs paysans d'arrangements à l'amiable et de conclure des transactions relativement à l'étendue de l'allocation territoriale et au taux des redevances à fixer en conséquence, tout en observant les règles établies pour garantir l'inviolabilité de pareilles conventions. 

Comme la nouvelle organisation, par suite de la complexité inévitable des changements qu'elle comporte, ne peut pas être mise immédiatement à exécution ; qu'elle exige un espace de temps qui ne peut être de moins de deux ans ou environ, afin d'éviter tout malentendu et de sauvegarder l'intérêt public durant cet intervalle, le régime existant actuellement dans les propriétés des seigneurs doit être maintenu jusqu'au moment où un régime nouveau aura été institué par l'achèvement des mesures préparatoires requises. 

A ces fins, nous avons trouvé bon d'ordonner : 

1° D'établir dans chaque gouvernement une cour spéciale pour la question des paysans ; elle aura à connaître des affaires des communes rurales établies sur les territoires des seigneurs ;

2° De nommer dans chaque district des juges de paix pour examiner sur les lieux les malentendus et les litiges qui pourront s'élever à l'occasion de l'application du nouveau règlement, et de former avec ces juges de paix des réunions de district ;

3° D'organiser dans les propriétés seigneuriales des administrations communales, et dans ce but de laisser les communes rurales dans leur composition actuelle, et d'ouvrir dans les grands villages des administrations d'arrondissement (volosti), en réunissant les petites communes sous une de ces administrations d'arrondissement ;

4° De formuler, vérifier et confirmer dans chaque commune rurale ou propriété une charte règlementaire (oustavnaïagramota), dans laquelle seront énumérées, sur la base du statut local, la quotité de terre réservée aux paysans en jouissance permanente et l'étendue des charges qui sont exigibles d'eux au bénéfice du propriétaire, tant pour la terre que pour les autres avantages accordés par lui ;

5° De mettre à exécution ces chartes règlementaires au fur et à mesure de leur confirmation pour chaque propriété, et d'en introduire l'exécution définitive dans le terme de deux années à dater du jour de la publication du présent manifeste ;

6° Jusqu'à l'expiration de ce terme, les paysans et gens de la domesticité doivent demeurer dans la même obéissance à l'égard de leur propriétaire et remplir sans conteste leurs anciennes obligations ;

7° Les propriétaires continueront à veiller au maintien de l'ordre dans leurs domaines, avec droit de juridiction et de police, jusqu'à l'organisation des arrondissements et des tribunaux d'arrondissement. 

Connaissant toutes les difficultés de la réforme entreprise, nous mettons, avant tout, notre confiance dans la bonté de la divine Providence qui veille sur les destinées de la Russie. 

Nous comptons aussi sur le généreux dévouement de notre fidèle noblesse, et nous sommes heureux de témoigner à cette corporation la gratitude qu'elle a méritée de notre part comme de elle du pays, pour le concours désintéressé qu'elle a prêté à l'accomplissement de nos desseins. La Russie n'oubliera pas que la noblesse, mue uniquement par son respect pour la dignité de l'homme et par son amour pour le prochain, a renoncé spontanément aux droits que lui donnait le servage actuellement aboli, et posé les fondements du nouvel avenir qui s'ouvre pour les paysans. Nous avons le ferme espoir qu'elle emploiera aussi noblement ses efforts ultérieurs pour la mise à exécution du nouveau règlement en maintenant le bon ordre, dans un esprit de paix et de bienveillance, et que chaque propriétaire achèvera dans la limite de sa propriété le grand acte civique accompli par toute la corporation, en organisant l'existence des paysans domiciliés sur sa terre et de ses gens de la domesticité, dans des conditions mutuellement avantageuses, et en donnant ainsi à la population des campagnes l'exemple d'une exécution fidèle et consciencieuse des règlements de l'État.

Les exemples nombreux de la généreuse sollicitude des propriétaires pour le bien-être de leurs paysans et de la reconnaissance de ceux-ci pour la sollicitude bienfaisante de leurs seigneurs, nous donnent l'espoir qu'une entente mutuelle réglera la plupart des complications parfois inévitables dans l'application partielle de règles générales aux diverses conditions dans lesquelles se trouvent des propriétés isolées ; que de cette manière sera facilitée la transition de l'ancien ordre de choses au nouveau, et que l'avenir affermira définitivement la confiance mutuelle, la bonne entente et l'impulsion unanime vers l'utilité publique. 

Pour mettre d'autant plus facilement à exécution les transactions de gré à gré entre le propriétaire et les paysans, en vertu desquelles ces derniers pourront acquérir en toute propriété leurs enclos et le terrain dont ils ont la jouissance, des secours seront accordés par le gouvernement, d'après un règlement spécial, moyennant des prêts ou bien un transfert des dettes qui grèvent les propriétés. 

Nous nous reposons ainsi avec confiance sur le sens droit de la nation. 

Quand la première nouvelle de la grande réforme méditée par le gouvernement vint à se répandre parmi les populations de la campagne qui étaient peu préparées, cette nouvelle a pu, dans certains cas, donner lieu à des malentendus parmi quelques individus plus préoccupés de la liberté que soucieux des devoirs qu'elle impose. Mais, en général, le bon sens du pays n'a pas failli. Il n'a méconnu ni les inspirations de la raison naturelle, qui dit que tout homme qui accepte librement les bienfaits de la société lui doit, en retour, l'accomplissement de certaines obligations positives, ni les renseignements de la loi chrétienne, qui enjoint que tout le monde soit soumis aux Puissances supérieures (saint Paul aux Romains, XIII, 1) et de rendre à chacun ce qui lui est dû, et surtout, à qui il appartient, le tribut, les impôts, la crainte et l'honneur (ibid., 7). Il a compris que les propriétaires ne sauraient être privés de droits légalement acquis que moyennant une indemnité suffisante et convenable, ou par suite d'une concession volontaire de leur part ; qu'il serait contraire à toute équité d'accepter en jouissance des terres concédées par les propriétaires, sans accepter aussi, envers eux, des charges équivalentes. 

Et maintenant, nous espérons avec confiance que les serfs libérés, en présence du nouvel avenir qui s'ouvre devant eux, sauront apprécier et reconnaître les sacrifices considérables que la noblesse s'est imposés en leur faveur. 

Ils sauront comprendre que le bienfait d'une existence appuyée sur une base de propriété mieux garantie, ainsi que d'une liberté plus grande dans la gestion de leurs biens, leur impose, avec de nouveaux devoirs envers la société et envers eux-mêmes, l'obligation de justifier les intentions tutélaires de la loi par un usage judicieux et loyal des droits qui viennent de leur être accordés. Car si les hommes ne travaillent pas eux-mêmes à assurer leur propre bien-être sous la protection des lois, la meilleure de ces lois ne saurait le leur garantir. Ce n'est que par un travail assidu, un emploi rationnel de leurs forces et de leurs ressources, une économie sévère, et surtout par une vie honnête et constamment inspirée de la crainte de Dieu, qu'on parvient au bien-être et qu'on en assure le développement. 

Les autorités chargées du soin de préparer par des mesures préliminaires la mise en oeuvre de l'organisation nouvelle et de présider à son inauguration auront à veiller à ce que cette oeuvre s'accomplisse avec calme et régularité, en tenant compte des exigences des saisons, afin que la sollicitude su cultivateur ne soit pas distraite de ses travaux agricoles. Qu'il s'applique avec zèle à ses travaux, afin de pouvoir tirer d'un grenier abondant la semence qu'il doit confier à la terre qui lui sera concédée en jouissance permanente, ou à celle qu'il aura su acquérir en toute propriété. 

Et maintenant, peuple pieux et fidèle, fais sur ton front le signe sacré de la croix, et joins tes prières aux nôtres pour appeler la bénédiction du Très-Haut sur ton premier travail libre, gage assuré de ton bien-être personnel, ainsi que de la prospérité publique. 

Donné à Saint-Pétersbourg, le dix-neuvième jour de février de l'an de grâce mil huit cent soixante et un et de notre règne le septième. 

Alexandre. 

Nombre de propriétaires
Nombre de serfs mâles
1396 + de 1000 3 074 033
2462 de 501 à 1000 1 597 691
20 165 de 101 à 500 3 974 629
36 194 de 21 à 100 1 697 914
42 978 de 1 à 20 339 586
soit 103 195 nobles possédant 10 683 843 serfs mâles


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Jean-Pierre Maury