Michel Debré

Discours devant le Conseil d'État, 27 août 1958

Avec une rapidité inouïe, au cours des dernières années, l'unité et la force de la France se sont dégradées, nos intérêts essentiels ont été gravement menacés, notre existence en tant que nation indépendante et libre mise en cause. A cette crise politique majeure, bien des causes ont contribué. La défaillance de nos institutions est, doublement, une de ces causes ; nos institutions n'étaient plus adaptées, c'est le moins qu'on puisse dire, et leur inadaptation était aggravée par de mauvaises moeurs politiques qu'elles n'arrivaient point à corriger.

L'objet de la réforme constitutionnelle est donc clair.

Il est d'abord, et avant tout, d'essayer de reconstruire un pouvoir sans lequel il n'est ni État, ni démocratie, c'est-à-dire, en ce qui nous concerne, ni France, ni République.

Il est ensuite, dans l'intérêt supérieur de notre sécurité et de l'équilibre du monde, de sauvegarder et de rénover cet ensemble que nous appelons traditionnellement la France d'outre-mer.

Ces deux objectifs, à elle seule la Constitution ne permet pas de les atteindre. Mais elle doit être construite de telle sorte qu'elle ne soit pas un obstacle et qu'au contraire elle y aide puissamment.

Une première volonté a dominé ce projet : refaire le régime parlementaire de la République. Une seconde volonté à conduit à préciser comment, autour de la France, on pouvait établir une Communauté. 


I. Donner à la France un régime parlementaire

Le Gouvernement a voulu rénover le régime parlementaire. Je serai même tenté de dire qu'il veut l'établir, car pour de nombreuses raisons, la République n'a jamais réussi à l'instaurer.

La raison de ce choix est simple. Le régime d'assemblée, ou régime conventionnel, est impraticable et dangereux. Le régime présidentiel est présentement hors d'état de fonctionner en France.

L'impossible régime d'assemblée

Le régime d'assemblée, ou conventionnel, est celui où la totalité du pouvoir, en droit et en fait, appartient à un Parlement, et plus précisément, à une Assemblée. L'Assemblée n'est pas seulement le pouvoir législatif et le contrôle budgétaire. Elle est la politique et le Gouvernement, qui tient d'elle l'origine de son autorité et qui, dépendant de son arbitraire, n'est que son commis. Ses décisions ne peuvent être critiquées par personne, fussent-elles contraires à la Constitution. Leur domaine est illimité et l'ensemble des pouvoirs publics est à leur discrétion. Le fonctionnement de l'Assemblée la met en mesure d'exercer cette tâche : sessions qui n'ont pratiquement pas de fin ; commissions multiples et puissantes ; système de vote par délégation qui permet de multiplier les séances et les scrutins.

Ai-je besoin de continuer la description ? Ce régime est celui que nous avons connu. On a tenté de corriger ses défauts en modifiant le règlement de l'Assemblée. Peine perdue ! Celles des modifications contraires au fonctionnement du régime conventionnel ne sont pas appliquées, ou elles sont impuissantes. On a tenté un nouveau remède en augmentant les pouvoirs de la deuxième assemblée. Peine également perdue ! La division en deux chambres est une bonne règle du régime parlementaire, car elle permet à un gouvernement indépendant de trouver, par la deuxième assemblée, un secours utile contre la première ; en régime conventionnel, on neutralise ou plutôt on diminue l'arbitraire d'une assemblée par l'autre sans créer l'autorité. On a tenté enfin un remède par des coalitions ou contrats entre partis. Peine toujours perdue ! L'entente entre fractions ne résiste pas au sentiment d'irresponsabilité que donne à chacune d'entre elles et à ses membres le fonctionnement du régime d'assemblée.

Les difficultés majeures du régime présidentiel

Le régime présidentiel est la forme du régime démocratique qui est à l'opposé du régime d'assemblée. Sa marque est faite de l'importance du pouvoir donné en droit et en fait à un chef d'État élu au suffrage universel.

Les pouvoirs, dans un tel régime, ne sont pas confondus. Ils sont au contraire fort rigoureusement séparés. Les assemblées législatives sont dépourvues de toute influence gouvernementale : leur domaine est celui de la loi, et c'est un domaine bien défini. Elles approuvent également le budget et, normalement, les traités. En cas de conflit, le Président, pour le résoudre, dispose d'armes telles que le veto ou la promulgation d'office. La justice occupe une place à part et d'ordinaire privilégiée afin d'assurer la défense des individus contre ce chef très puissant et contre les conséquences d'une entente entre ce chef et les assemblées.

Les qualités du régime présidentiel sont évidentes. L'État a un chef, la démocratie un pouvoir et la tentation est grande, après avoir pâti de l'anarchie et de l'impuissance, résultats d'un régime conventionnel, de chercher refuge dans l'ordre et l'autorité du régime présidentiel.

Ni le Parlement dans sa volonté de réforme manifestée par la loi du 3 juin, ni le Gouvernement lorsqu'il a présenté, puis appliqué cette loi, n'ont succombé à cette tentation, et c'est, je crois, sagesse. La démocratie en France suppose un Parlement doté de pouvoirs politiques. On peut imaginer deux assemblées législatives et budgétaires uniquement, c'est-à-dire subordonnées. Mais nous devons constater que cette conception ne coïncide pas avec l'image traditionnelle et, à bien des égards, légitime, de la République.

A cette raison de droit, s'ajoutent deux raisons de fait qui sont, l'une et l'autre, décisives.

Le Président de la République a des responsabilités outre-mer ; il est également le président de la Communauté. Envisage-t-on un corps électoral comprenant, universellement, tous les hommes, toutes les femmes de la France métropolitaine, de l'Algérie, de l'Afrique noire, de Madagascar, des îles du Pacifique ? Cela ne serait pas raisonnable et serait gravement de nature à nuire à l'unité de l'ensemble comme à la considération que l'on doit au chef de l'État.

Regardons, d'autre part, la situation intérieure française et parlons politique. Nous voulons une forte France. Est-il possible d'asseoir l'autorité sur un suffrage si profondément divisé ? Doit-on oublier qu'une part importante de ce suffrage, saisie par les difficultés des années passées, adopte, à l'égard de la souveraineté nationale, une attitude de révolte qu'un certain parti encadre avec force pour des objectifs que des hommes d'État et de gouvernement ne peuvent accepter ?

La cause me paraît entendue. Le régime présidentiel est actuellement dangereux à mettre en oeuvre.

Les conditions du régime parlementaire

Pas de régime conventionnel, pas de régime présidentiel : la voie devant nous est étroite, c'est celle du régime parlementaire. A la confusion des pouvoirs dans une seule assemblée, à la stricte séparation des pouvoirs avec priorité au chef de l'État, il convient de préférer la collaboration des pouvoirs : un chef de l'État et un Parlement séparés, encadrant un Gouvernement issu du premier et responsable devant le second, entre eux un partage des attributions donnant à chacun une semblable importance dans la marche de l'État et assurant les moyens de résoudre les conflits qui sont, dans tout système démocratique, la rançon de la liberté.

Le projet de Constitution, tel qu'il vous est soumis, a l'ambition de créer un régime parlementaire. Il le fait par quatre mesures ou séries de mesures :


1° un strict régime des sessions ;
2° un effort pour définir le domaine de la loi ;
3° une réorganisation profonde de la procédure législative et budgétaire ;
4° une mise au point des mécanismes juridiques indispensables à l'équilibre et à la bonne marche des fonctions politiques.

1. Les assemblées, en régime parlementaire, ne sont pas des organes permanents de la vie politique. Elles sont soumises à des sessions bien déterminées et assez longues pour que le travail législatif, le vote du budget et le contrôle politique soient assurés dans de bonnes conditions, mais aménagées de telle sorte que le Gouvernement ait son temps de réflexion et d'action.

Le texte qui vous est soumis prévoit deux sessions ordinaires, l'une à l'automne, de deux mois et demi, et destinée avant tout au budget, l'autre au printemps, de trois mois au plus, et destinée avant tout au travail législatif. Des sessions extraordinaires peuvent être décidées à la volonté du Gouvernement ou de la majorité du Parlement ; leur objet et leur durée sont limités. Les unes et les autres sont prolongées d'une manière automatique si le Gouvernement n'a pas déposé le budget en temps utile ou si l'opposition, par une motion de censure, entend imposer un débat de politique générale. De nouvelles élections, un message extraordinaire du Président de la République peuvent amener également de courtes sessions extraordinaires.

Cette réglementation, stricte mais libérale, doit satisfaire aussi bien les exigences du Gouvernement que celle de l'opposition.

2. L'article où l'on a tenté de définir le domaine de la loi est de ceux qui ont provoqué le plus d'étonnement. Cette réaction est surprenante. Du point de vue des principes, la définition est normale et c'est la confusion de la loi, du règlement, voire de la mesure individuelle qui est une absurdité. Du point de vue des faits, notre système juridique était arrivé à un tel point de confusion et d'engorgement qu'un des efforts les plus constants, mais tenté en vain au cours des dix dernières années, était de « désencombrer » un ordre du jour parlementaire accablé par l'excès des lois passées depuis tant d'années en des domaines où le Parlement n'a pas normalement compétence législative. Un observateur de notre vie parlementaire aurait pu, entre les deux guerres, mais davantage encore depuis la Libération, noter cette double déviation de notre organisation politique : un Parlement accablé de textes et courant en désordre vers la multiplication des interventions de détail, mais un Gouvernement traitant sans intervention parlementaire des plus graves problèmes nationaux. Le résultat de ces deux observations conduisait à une double crise : l'impuissance de l'État du fait que l'administration était ligotée par des textes inadmissibles, la colère de la nation du fait qu'une coalition partisane placée au Gouvernement la mettait devant de graves mesures décidées sans avoir été préalablement soumises à un examen sérieux. Définir le domaine de la loi, ou plutôt du Parlement, ce n'est pas réduire la vie parlementaire, c'est également, par détermination des responsabilités du Gouvernement, assurer entre le ministère et les assemblées une répartition nécessaire des tâches.

Tout ce qui touche aux libertés publiques et aux droits individuels ne peut être réglementé que par la loi. Tout ce qui touche aux pouvoirs publics et aux structures fondamentales de l'État ne peut être réglementé que par la loi. En d'autres domaines - attributions de l'État dans la vie économique et sociale notamment -, la loi fixe les principes. Le budget, les traités importants sont du domaine de la loi. Le Parlement doit ratifier l'état de siège. Il est seul compétent pour déclarer la guerre. Votre commission envisage qu'une loi organique pourra, après examen, étendre ce domaine ; à ce correctif, qu'il faudra employer avec prudence, le Gouvernement ne fait pas obstacle, car il donnera une souplesse utile à un partage dont le principe est nécessaire.

La définition du domaine de la loi donne au règlement, c'est-à-dire à la responsabilité du Gouvernement, un domaine étendu. Il faut en outre qu'une arme soit donnée au Gouvernement pour éviter les empiétements à venir : c'est l'exception d'irrecevabilité qui peut être contestée par l'Assemblée, auquel cas le Conseil constitutionnel, dont nous parlerons tout à l'heure, a mission d'arbitrer.

Le Gouvernement peut accepter, à l'occasion, une intervention parlementaire hors le domaine de la loi. Cette intervention ne modifie pas le partage ni ses conséquences. En sens inverse, le Parlement peut déléguer au Gouvernement le droit de statuer en matière législative ; à l'expiration de la délégation, le législateur retrouve son domaine.

3. Notre procédure législative et budgétaire était une des marques les plus nettes du caractère d'assemblée qui était celui de notre régime démocratique. Le texte soumis à vos délibérations propose des modifications qui peuvent à certains paraître secondaires ; en droit et en fait, elles sont fondamentales.

Le Gouvernement peut exercer une influence décisive dans la fixation de l'ordre du jour des assemblées. Il a le droit en effet d'exiger la priorité pour ses projets, également pour les propositions qu'il accepte. Ainsi on ne verra plus un Gouvernement déposer un projet et se désintéresser de son sort. Ainsi on ne verra plus une assemblée obliger le Gouvernement à une discussion d'ordre politique simplement pour obtenir le fonctionnement de la procédure législative. Si ce Gouvernement « nourrit » les assemblées, celles-ci travailleront de concert avec lui. Cette règle a sa contrepartie normale : un jour par semaine est réservé aux questions des parlementaires. La voix de l'opposition est ainsi assurée de se faire entendre.

Le nombre des commissions permanentes est réduit à six dans chaque assemblée et en aucun cas le texte établi par la commission ne peut se substituer au texte du Gouvernement. Les commissions sont d'utiles organes d'étude et de contrôle à condition qu'elles ne soient pas trop spécialisées - elles se substituent alors à l'administration ou exercent sur les services une influence qui n'est pas d'une bonne nature - et à condition qu'elles donnent un avis sur le texte qui leur est présenté, sans avoir l'inadmissible responsabilité d'en établir un autre, contre lequel le Gouvernement, qui, lui, est responsable, se trouve dans une situation défensive, c'est-à-dire périlleuse et, en toute hypothèse, absurde.

La procédure législative est profondément rénovée et, j'ose le dire, améliorée. La règle est de nouveau celle des lois de 1875 : il faut l'accord des deux assemblées. Est également maintenue en vigueur la règle traditionnelle du Parlement français : celle du droit d'amendement de chaque parlementaire. Mais des transformations importantes ont été décidées.

D'abord, le droit d'amendement peut être réglementé ; c'est-à-dire que les assemblées peuvent fixer un délai au delà duquel il est interdit de déposer de nouveaux amendements : ce délai est celui de l'examen en commission. Le Gouvernement peut également demander un vote d'ensemble pour rejeter une série d'amendements.

Ensuite le Gouvernement peut hâter la discussion législative en provoquant, après qu'une première lecture dans chaque chambre ait révélé des oppositions, la réunion d'une commission paritaire de députés et de sénateurs. Le texte issu des délibérations de cette commission est proposé aux deux chambres. Au cas où cette procédure n'aboutit pas, et après un nouvel examen par les deux chambres, le Gouvernement peut demander à l'Assemblée nationale de statuer en dernier ressort. Cette procédure a fait ses preuves à l'étranger. Elle est de nature à créer une véritable et efficace délibération parlementaire.

Cette description de la nouvelle procédure législative ne serait pas complète si elle n'était suivie de l'indication des règles précises que le projet fixe à la procédure budgétaire. Le temps des débats est limité pour les deux chambres et les amendements qui diminuent les recettes ou augmentent les dépenses sont interdits. Quand le temps des débats est écoulé - à condition que le budget ait été déposé en temps voulu -, le Gouvernement peut promulguer la loi de finances. Les expériences que nous avons vécues depuis trop d'années justifient cette procédure qui peut paraître brutale à qui ne connaît pas la brutalité semblable de tous les régimes parlementaires disciplinés.

Une dernière innovation est à signaler, dont l'objet est de diminuer l'arbitraire, tant gouvernemental que parlementaire, en tout ce qui touche les pouvoirs publics. La Constitution ne peut pas tout réglementer en ce domaine. Il n'est pas bon, cependant, qu'une loi soit hâtivement rédigée et votée. Une procédure particulière, simplement marquée par un long temps de réflexion et des pouvoirs accrus du Sénat est destinée à faire des lois organiques des textes dotés d'une plus grande stabilité, c'est-à-dire, comme il se doit, entourés d'un plus grand respect. Le fonctionnement des assemblées, les grandes règles de l'organisation de l'État, la magistrature feront l'objet, notamment, de lois organiques.

4. Le projet de Constitution, rédigé à la lumière d'une longue et coûteuse expérience, comporte certains mécanismes très précis qui n'auraient pas leur place dans un texte de cette qualité si nous ne savions qu'ils sont nécessaires pour changer les moeurs. Quand on veut briser de mauvaises habitudes, il faut de rigoureux impératifs. C'est dans cette catégorie de mesures qu'il faut ranger l'obligation du vote personnel, les incompatibilités qui accompagnent la fonction ministérielle, le contrôle de la constitutionnalité des lois, enfin la procédure minutieuse de la motion de censure.

L'obligation de vote personnel est une exigence morale et politique à la fois. Depuis plus d'un demi-siècle le Parlement français est le seul au monde qui puisse délibérer en l'absence de parlementaires, grâce au système inouï des « boîtiers ». On ne peut, à la vérité, trouver meilleure preuve du régime d'assemblée, car ce mécanisme permet d'assurer la permanence parlementaire et de réduire en servitude le Gouvernement. Aucun effort réglementaire n'a permis de redresser la situation. Bien au contraire, le recours, dans la précédente Constitution, à des majorités qualifiées pour des votes, sinon ordinaires, du moins courants, a abouti à donner obligatoirement le caractère constitutionnel au vote par délégation. On ne peut imaginer manifestation plus nette, ni cause plus dangereuse, de la déviation de notre régime. La délégation de vote est si coutumière que le projet n'a pas osé l'annuler totalement, mais les dispositions prises doivent le faire disparaître. La délégation, en effet, doit demeurer très exceptionnelle. Quand elle sera admise, nul ne pourra avoir plus de deux bulletins. C'est déjà un immense et profond changement et il faut souhaiter que la loi d'application soit des plus strictes.

L'incompatibilité des fonctions ministérielles et du mandat parlementaire a fait, et fera encore, couler beaucoup d'encre. On peut estimer en effet qu'une telle mesure n'est pas dans la nature du régime parlementaire. Certes, il faut des incompatibilités, mais, dans les pays parlementaires anglo-saxons, elles existent plutôt entre le mandat local et le mandat parlementaire ; c'est le régime présidentiel qui pratique la césure entre ministre et député ou sénateur. Cependant, la pratique française, qui ne connaît quasiment aucune incompatibilité, a favorisé l'instabilité d'une manière telle qu'il serait coupable de ne pas réagir ! La fonction ministérielle est devenue un galon, une étoile ou plutôt une brisque comme les militaires en connaissent et qui rappelle une campagne. On reconnaît les politiciens chevronnés au nombre de brisques qu'ils portent sur la manche ! Le pouvoir n'est plus exercé pour le pouvoir : il est ambitionné pour le titre qu'il donne et les facilités de carrière ou d'influence qu'il procure à ceux qui l'ont approché ou qui sont susceptibles de l'approcher encore. Au début de la IIIe République, les moeurs étaient différentes. C'était le temps où le vote personnel était encore de rigueur et les parlementaires qui devenaient ministres ne votaient plus, ne siégeaient plus. Jules Ferry, à la veille du débat sur l'affaire de Langson, dont il devinait qu'il pouvait lui être fatal, rappela cependant cette règle à ses ministres. Quelle chute dans nos moeurs depuis cette époque ! La règle de l'incompatibilité est devenue une sorte de nécessité pour briser ce qu'il était convenu d'appeler la « course aux portefeuilles », jeu mortel pour l'État. Le projet l'étend de telle sorte qu'il est bien entendu pour tous que l'on ne pourra désormais accéder à une fonction ministérielle qu'à condition de s'y consacrer entièrement.

Il fallait enfin supprimer cet arbitraire parlementaire qui, sous prétexte de souveraineté, non de la nation (qui est juste), mais des assemblées (qui est fallacieux), mettait en cause, sans limites, la valeur de la Constitution, celle de la loi et l'autorité des gouvernements.

La création du Conseil constitutionnel manifeste la volonté de subordonner la loi, c'est-à-dire la volonté du Parlement, à la règle supérieure édictée par la Constitution. Il n'est ni dans l'esprit du régime parlementaire, ni dans la tradition française, de donner à la justice, c'est-à-dire à chaque justiciable, le droit d'examiner la valeur de la loi. Le projet a donc imaginé une institution particulière que peuvent seules saisir quatre autorités : le Président de la République, le Premier ministre, les deux présidents d'assemblées. A ce conseil d'autres attributions ont été données, notamment l'examen du règlement des assemblées et le jugement des élections contestées, afin de faire disparaître le scandale des invalidations partisanes. L'existence de ce conseil, l'autorité qui doit être la sienne représentent une grande et nécessaire innovation. La Constitution crée ainsi une arme contre la déviation du régime parlementaire.

La difficile procédure de la motion de censure doit tempérer le défaut que nous connaissons bien et depuis trop longtemps. La question de confiance est l'arme du Gouvernement, et de lui seul. Les députés ne peuvent user que de la motion de censure, et celle-ci est entourée de conditions qui ne sont discutées que par ceux qui ne veulent pas se souvenir. L'expérience a conduit à prévoir en outre une disposition quelque peu exceptionnelle pour assurer, malgré les manoeuvres, le vote d'un texte indispensable.

Faisons le bilan.

Régime des sessions, domaine de la loi, procédure législative, mécanisme du fonctionnement des assemblées : en vérité, il n'est rien qui ne soit justifié par notre passé, proche ou moins proche ; il n'est rien qui ne soit inspiré par la volonté d'assurer la bonne marche des institutions parlementaires.

S'il n'y avait les pouvoirs du Sénat, l'incompatibilité des fonctions ministérielles et la réglementation détaillée de la motion de censure, on pourrait dire que rien de ce qui est contenu dans le projet n'est nouveau, car on le trouve dans les constitutions ou les traditions des pays parlementaires, notamment de la Grande-Bretagne. Il est d'ailleurs facile de comprendre pourquoi il faut à la France une puissante deuxième chambre, des ministres indépendants du Parlement et une procédure difficile de la motion de censure : notre régime électoral nous empêche de connaître les majorités cohérentes qui assurent, sans règles détaillées, la bonne marche du régime parlementaire. Ah ! si nous avions la possibilité de faire surgir demain une majorité nette et constante, il ne serait pas nécessaire de prévoir un Sénat dont le rôle principal est de soutenir, le cas échéant, un gouvernement contre une assemblée trop envahissante parce que trop divisée ; il ne serait pas besoin de faire régner l'ordre et la stabilité en coupant les liens entre les partis et le Gouvernement ; il ne serait pas utile de consacrer de longs développements à la motion de censure. Mais quelque désir que l'on ait d'une loi électorale neuve et majoritaire et quelque nécessaire qu'elle soit, nul n'a le droit en France, présentement, de tirer une traite sur un avenir dont nous savons trop bien qu'il sera fait longtemps encore de divisions politiques, c'est-à-dire de majorités menacées, trop aisément, d'éclatement, et qu'il faut contraindre à la sagesse. Parce qu'en France la stabilité gouvernementale ne peut résulter d'abord de la loi électorale, il faut qu'elle résulte au moins en partie de la réglementation constitutionnelle, et voilà qui donne au projet son explication décisive et sa justification historique. Si nous voulons que le futur régime parlementaire de la démocratie française ne connaisse qu'un gouvernement par législature, il n'est pas possible d'agir autrement.


II. Créer une Communauté

L'oeuvre de la France a été immense outre-mer. L'Empire de la IIIe République a été, quand on le considère avec quelque recul, une entreprise colossale et digne de la plus haute admiration. La France d'outre-mer, l'Union française ont tenté de maintenir cette entreprise qui n'était pas seulement notre gloire, et grâce à nous une gloire de la civilisation occidentale, mais qui était également un instrument de notre sécurité et, enfin, disons-le très haut, un fondement de l'équilibre du monde.

C'est toujours pour notre gloire, c'est toujours pour la civilisation occidentale, c'est toujours pour notre sécurité et pour l'équilibre du monde, enfin, dernier élément mais non le moindre, pour la santé, la paix, le développement de l'Afrique qu'il faut aujourd'hui, compte tenu de l'évolution des masses et de l'état d'esprit des élites, bâtir un ensemble nouveau et le bâtir avec l'accord des populations intéressées.

Les départements d'outre mer

La France d'outre-mer comprend d'abord les départements qui font partie de la République et ne peuvent ni ne doivent la quitter. Qu'il s'agisse de ces départements issus de ce qu'il était convenu d'appeler les vieilles colonies : Guyane, Martinique, Guadeloupe, Réunion ; qu'il s'agisse, à notre porte, des départements d'Algérie, il n'est rien changé et in ne peut rien être changé quant aux principes. La République n'est pas seulement la France métropolitaine, elle est aussi, elle est tout autant ces départements dont les territoires sont français, et dont les citoyens sont Français. On peut et l'on doit envisager, pour les uns et pour les autres, sans règle générale, et simplement selon des cas particuliers, une évolution qui les conduise à une organisation administrative particulière, voire, dans certains cas, à des dispositions spéciales du point de vue législatif ; de telles mesures peuvent être prises, et le projet de Constitution les prévoit, mais elles seront prises par le Parlement et ne peuvent avoir d'autre cadre politique que le cadre de la République.

Le choix des territoires d'outre-mer

Ce que nous appelons l'Union française comprend l'immense Afrique noire, Madagascar, la Nouvelle-Calédonie, la Côte des Somalis, et, ici ou là, les territoires isolés.

Il faut dans cet ensemble, faire trois parts : une première comprend la Nouvelle-Calédonie où la proportion d'habitants d'origine européenne est très forte, également la Côte des Somalis, les îles des Comores, les îles du Pacifique, Saint-Pierre-et-Miquelon, fractions isolées de la France, et qui ne peuvent en aucun cas prétendre vivre seules.

Une seconde catégorie, à l'opposé, est constituée par la grande île de Madagascar qui fut un État et forme un ensemble où, malgré les différences intérieures, on peut, d'ores et déjà, considérer qu'une sorte d'unité est réalisée.

La troisième catégorie comprend les territoires de l'Afrique française, Afrique occidentale, Afrique équatoriale, - ces territoires sont pris par les forces que vous savez et leurs élites ont des ambitions souvent justes, parfois démesurées, que vous savez également. Ni l'Afrique occidentale, ni l'Afrique équatoriale ne forment encore des ensembles cohérents - peut-être n'en formeront-elles jamais, car elles sont constituées par des territoires où le degré d'évolution politique, économique et social est très variable.

Juridiquement, par le texte qui vous est soumis, politiquement par le voyage et les allocutions du général de Gaulle, ces territoires de l'Union française ont le choix entre trois solutions : ils peuvent demeurer à l'intérieur de la République, et, de ce fait, rapprocher leur statut de celui de département d'outre-mer ; ils peuvent, en second lieu, choisir le nouveau statut d'État membre de la Communauté ; ils peuvent enfin faire sécession, c'est-à-dire sous le nom d'indépendance, briser tous les liens qui les unissent à la fois à la France et aux autres États de l'Union française, demain de la Communauté.

Le choix leur est offert une fois par ce référendum. Le texte envisage par la suite que des modifications peuvent être apportées, c'est-à-dire que le choix n'est définitif ni pour le territoire, ni pour la France. Mais il est bien entendu que tout l'effort porte pour que ces parties de la France d'outre-mer demeurent autour de la France. Les unes, telles la Calédonie, Tahiti, la Somalie, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Comores, peuvent et doivent sans doute se diriger vers le statut qui les intègre à la République, c'est-à-dire qui maintient leur statut actuel, mais en ce qui concerne Madagascar et l'Afrique noire, l'objectif du Gouvernement est clair : il est de constituer avec eux la Communauté.

La Communauté

La Communauté n'est pas une fédération ; une fédération est un État, c'est-à-dire qu'elle suppose, à sa base, un sentiment national poussant à l'unité malgré les différenciations administratives. La Communauté n'est pas davantage une confédération ; il y a de trop fortes inégalités entre les participants et, en même temps, on ne peut pas affirmer qu'il existe partout des sentiments nationaux d'une égale force, et capable de soutenir des États au sens plein du terme.

La Communauté est donc une construction d'un type nouveau, qui se définit pour une part considérable par le passé commun de la France et de l'Afrique et pour une autre part par un effort pour constituer un ensemble destiné à forger une solidarité politique de tous les participants.

Cette Communauté se définit d'abord par des attributions communes. Défense, affaires étrangères, économie et finances, gestion des matières premières stratégiques, - telle est la base du pacte. Des attributions supplémentaires sont possibles, notamment en ce qui concerne les transports, la justice et l'enseignement supérieur, s'il n'y a point d'options différentes des parties. D'autres attributions pourront être ajoutées, si les participants le souhaitent.

Pour soutenir ces attributions, des organes communs sont institués. Le premier de tous, c'est, par la force des choses, le président de la République, qui est le président de la Communauté. C'est pourquoi son collège électoral métropolitain sera complété par une délégation des assemblées législatives et locales de chaque État de la future Communauté. Cette participation sera définie par voie d'accord.

A côté du président, l'organe essentiel est le conseil exécutif formé du Premier ministre de la République et de ceux des membres de la République qui exercent les attributions communes ; avec eux, et sur pied d'égalité, siègent les présidents des gouvernements des États membres.

Aux côtés du Conseil exécutif est institué un Sénat. Ce Sénat de la Communauté sera composé d'une part de députés et sénateurs de la Métropole désignés par leurs assemblées respectives, d'autre part de députés des assemblées législatives des États membres, désignés dans des conditions analogues. Ce Sénat sera ainsi constitué de parlementaires qui auront qualité pour représenter les organes de la souveraineté de chacun des participants. Ce Sénat délibère sur les problèmes importants, intérieurs ou extérieurs, de la Communauté. Il n'a point de pouvoirs de décision, sauf lorsque les États membres lui auront délégué, pour certaines matières, le droit de les engager.

Une Cour d'arbitrage doit intervenir en cas de conflit entre les membres de la Communauté.

Cette analyse des attributions, et cette description des organes de la Communauté prouvent le caractère particulier de l'oeuvre qui est entreprise. Il n'est pas institué, pour cet ensemble, un régime parlementaire ; il s'agit d'un régime fondé sur l'autorité collégiale des responsables politiques de chaque État, avec un arbitre suprême qui est le président de la Communauté et, pour la défense des intérêts communs, également pour le développement d'une conscience commune, une assemblée représentative des pouvoirs législatifs.

L'avenir de cet ensemble sera fonction de l'autorité de la France et de l'intérêt qu'y prendront les divers participants. L'évolution de cet ensemble ne peut être définie par aucun texte et il est même dangereux d'exiger trop de précisions au départ. Une disposition particulière prévoit que le titre sur les institutions peut être révisé sans recourir à la procédure solennelle de la révision constitutionnelle, c'est-à-dire qu'une loi peut y pourvoir, à condition qu'elle ait l'accord des assemblées législatives et, en particulier, du Sénat de la Communauté. Cette procédure a pour objet de permettre les évolutions qui seront nécessaires et, ce que l'on doit souhaiter, dans le sens du renforcement de cette Communauté.

Les accords d'association

Il y a quelques années, l'Union française débordait largement le continent africain : elle comprenait les États d'Indochine ; on pouvait également considérer comme appartenant à l'ensemble français les deux protectorats de Tunisie et du Maroc. Les événements ont été ceux que vous savez.

Est-il possible, au cas où l'évolution du monde et l'autorité de la France le permettraient, d'envisager avec ces États d'Asie ou d'Afrique blanche, dont le destin a été si longtemps lié au nôtre, des accords internationaux qui permettraient d'établir sur des bases particulières nos rapports avec eux ?

Le Gouvernement n'a pas voulu l'interdire, et il a même osé l'espérer : un titre spécial prévoit des « accords d'association ». On peut envisager des formes d'assistance technique et culturelle, voire des collaborations diplomatiques, qui donnent à ces traités nouveaux des formes d'entente plus étroite que les habituelles alliances.


III. Le Président de la République

Si vous me permettez une image empruntée à l'architecture, je dirai qu'à ce régime parlementaire neuf, et à cette Communauté qui commence à s'ébaucher, il faut une clef de voûte. Cette clef de voûte, c'est le Président de la République.

Ses pouvoirs

Chaque fois, vous le savez, qu'il est question, dans notre histoire constitutionnelle, des pouvoirs du Président de la République, un curieux mouvement a pu être observé : une certaine conception de la démocratie voit, a priori, dans tout Président de la République, chef de l'État, un danger et une menace pour la République. Ce mouvement existe encore de nos jours. N'épiloguons pas et admirons plutôt la permanence des idéologies constitutionnelles.

Le Président de la République doit être la clef de voûte de notre régime parlementaire. Faute d'un vrai chef d'État, le Gouvernement, en l'état actuel de notre opinion, en fonction de nos querelles historiques, manque d'un soutien qui lui est normalement nécessaire. C'est dire que le Président de notre République ne peut être seulement, comme en tout régime parlementaire, le chef d'État qui désigne le Premier ministre, voire les autres ministres, au nom de qui les négociations internationales sont conduites et les traités signés, sous l'autorité duquel sont placées l'armée et l'administration. Il est, dans notre France, où les divisions intestines ont un tel pouvoir sur la scène politique, le juge supérieur de l'intérêt national. A ce titre, il demande, s'il estime utile, une deuxième lecture des lois dans le délai de leur promulgation (disposition déjà prévue et désormais classique) ; il peut également (et ces pouvoirs nouveaux sont d'un intérêt considérable) saisir le Comité constitutionnel s'il a des doutes sur la valeur de la loi au regard de la Constitution. Il peut apprécier si le référendum, qui doit lui être demandé par le Premier ministre ou les présidents des assemblées, correspond à une exigence nationale. Enfin, il dispose de cette arme capitale de tout régime parlementaire qui est la dissolution.

Est-il besoin d'insister sur ce que représente la dissolution ? Elle est l'instrument de la stabilité gouvernementale. Elle peut être la récompense d'un Gouvernement qui paraît avoir réussi, la sanction d'un Gouvernement qui paraît avoir échoué. Elle permet entre le chef de l'État et la nation un bref dialogue qui peut régler un conflit ou faire entendre la voix du peuple à une heure décisive.

Ce tableau rapidement esquissé montre que le Président de la République, comme il se doit, n'a pas d'autre pouvoir que celui de solliciter un autre pouvoir : il sollicite le Parlement, il sollicite le Comité constitutionnel, il sollicite le suffrage universel. Mais cette possibilité de solliciter est fondamentale.

En tant que Président de la Communauté, le Président de la République dispose de pouvoirs qui ne sont pas de même nature, car il n'est plus, là, le chef d'un État parlementaire. Il est le chef d'un régime politique collégial, destiné par l'autorité de son Président, et par l'autorité des gouvernements membres, à faciliter la création d'une politique commune. Le Président de la Communauté représente toute la Communauté et c'est à cet égard que son autorité en matière de défense nationale et d'affaires étrangères est essentielle. Il préside le Conseil exécutif, il saisit le Sénat de la Communauté.

A ces pouvoirs normaux de chef de l'État, soit en tant que Président de la République parlementaire, soit en tant que Président de la Communauté, le projet de Constitution ajoute des pouvoirs exceptionnels. On en a tant parlé qu'on n'en parle plus, car, sans doute, certains esprits s'étaient un peu hâtés de critiquer avant de lire attentivement. Quand des circonstances graves, intérieures ou extérieures, et nettement définies par un texte précis, empêchent le fonctionnement des pouvoirs publics, il est normal à notre époque dramatique, de chercher à donner une base légitime à l'action de celui qui représente la légitimité. Il est également normal, il est même indispensable, de fixer à l'avance certaines responsabilités fondamentales. A propos de cet article on a beaucoup parlé du passé. On a moins parlé de l'avenir, et c'est pourtant pour l'avenir qu'il est fait. Doit-on, en 1958, faire abstraction des formes modernes de guerre ? A cette question la réponse est claire : on n'a pas le droit, ni pour ce cas ni pour d'autres, d'éliminer l'hypothèse de troubles profonds dans notre vie constitutionnelle. C'est pour l'hypothèse de ces troubles profonds qu'il faut solennellement marquer où sont les responsabilités, c'est-à-dire les possibilités d'action.

Sa désignation

Cette responsabilité normale du chef de l'État en régime parlementaire, cette responsabilité normale du chef de l'État à la tête de la Communauté, cette responsabilité exceptionnelle du chef de l'État en période tragique, voilà qui exige que sa désignation soit entourée de soins particuliers.

Peut-on continuer, selon la tradition depuis 1875, de le faire désigner par les deux chambres du Parlement ? Nous savons où mène un tel collège électoral : le Président de la République est un arbitre entre les partis membres du Parlement, et cet arbitre, quelle que soit sa valeur morale, éprouve beaucoup de mal à sortir de l'étroit domaine où il est enfermé moins par les textes que par son mode d'élection. Il faut à la République et à la Communauté une personnalité qui soit bien plus qu'un arbitre entre les partis et il est peu probable qu'un collège électoral réduit au seul Parlement puisse aboutir au résultat souhaité. Au surplus, le Parlement, demain, sera la République seule, c'est-à-dire la métropole, les départements d'outre-mer, quelques territoires. Or des représentants de la Communauté doivent être présents si l'on veut marquer au départ la double fonction du Président de la République.

Le suffrage universel ne donne pas un corps électoral normal dans un régime parlementaire. Le Président qui est l'élu du suffrage universel est un chef politique attaché à l'oeuvre quotidienne du gouvernement et du commandement ; recourir au suffrage universel, c'est recourir à la constitution présidentielle qui a été écartée pour les raisons qui ont été dites au début de cet exposé.

On est alors mené par la force des choses à un collège composé d'élus politiques qui ne soient pas seulement les parlementaires : les conseillers généraux, les conseillers municipaux. La seule difficulté de ce collège est constituée par le grand nombre de petites communes et la représentation relativement faible des grandes villes. Ce problème est un problème politique, mais il faut bien voir qu'il est posé par une caractéristique nationale que nous devons admettre à moins de sombrer dans l'idéologie. La France est composée de milliers et de milliers de communes : ce fait est un fait français, un des aspects fondamentaux de notre sociologie. Les inconvénients de cette force considérable des petites communes doivent, il est vrai, être corrigés. Le projet qui vous est soumis accorde aux grandes villes une représentation équitable en donnant à leurs conseils municipaux la possibilité d'élire des électeurs supplémentaires proportionnellement à leur population ; en réduisant par ailleurs la représentation des conseils municipaux des communes et des petites villes soit au maire seul, soit au maire et à ses adjoints, soit à un petit nombre de conseillers municipaux, le projet rétablit un équilibre raisonnable. En même temps, sur des bases identiques, également très valables, on peut parvenir à une représentation, dans le collège électoral du Président de la République, des territoires et des futurs États de la Communauté.

Pour assurer la légitimité du chef de la République française, il faut donner à son corps électoral une image aussi conforme que possible à ce qu'est la France politique. Pour assurer la légitimité du chef futur de la Communauté, il faut assurer une participation raisonnable des États membres à ce collège électoral. Le projet s'est attaché à répondre à cette double préoccupation ; il n'aboutit donc pas, comme vous le voyez, à un mécanisme qui aurait été inventé pour élire le général de Gaulle, lequel n'a pas besoin d'un tel mécanisme ! Le projet a pour ambition d'établir l'élection du Président de la République sur des bases telles qu'il réponde aux nécessités de notre siècle.

Conclusion

Réforme du régime parlementaire, effort pour construire une Communauté, enfin, et pour l'un et pour l'autre, définition des nouvelles fonctions du Président de la République et désignation précise de son corps électoral : ai-je besoin de vous dire en terminant que cette tâche a été entreprise dans le respect des principes fixés d'un commun accord entre le Gouvernement du général de Gaulle et les assemblées parlementaires, accord qui s'est manifesté par la loi du 3 juin dernier.

Seul le suffrage universel est la source du pouvoir.

Qu'il s'agisse du législatif et de l'exécutif, cette règle a été respectée. Le collège électoral, le mode de scrutin pour l'élection du Président de la République ont été précisés dans la Constitution même. En ce qui concerne les assemblées, nous sommes demeurés dans la tradition républicaine : la loi électorale de l'une et de l'autre est extérieure à la Constitution. Il est simplement entendu que les députés sont élus au suffrage universel direct et que le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales. Les règles fondamentales de la démocratie française sont donc maintenues.

Le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif doivent être effectivement séparés.

De bons esprits ont fait remarquer que la séparation des pouvoirs était un dogme caduc. S'il s'agit de nous apprendre qu'il n'y a pas séparation absolue des pouvoirs, mais qu'en fait comme en droit le pouvoir est « un », je n'ai pas attendu ces bons esprits pour le savoir et l'ai même écrit avant eux. Mais ce que ces bons esprits ne disent pas, c'est que faute de séparation dans la nomination et l'organisation des différentes fonctions, suivies d'un partage dans les tâches, le régime vire à la dictature ; tout caduc qu'est le dogme de la séparation des pouvoirs, il faut cependant que les fonctions essentielles du pouvoir soient divisées, si l'on veut éviter l'arbitraire et tenter d'associer à la fois autorité et liberté. Le texte qui vous est présenté établit, pour la première fois dans notre histoire constitutionnelle d'une manière aussi nette, la séparation des autorités à l'origine de leur pouvoir et leur collaboration pour réaliser l'unité de pensée et d'action.

Le Gouvernement doit être responsable devant le Parlement.

Ce principe est la ligne directrice du régime parlementaire que le projet a l'ambition d'instituer. Ce principe ne signifie pas que la responsabilité doit être égale devant les deux chambres. Le Parlement de la République comprend comme il se doit, selon notre tradition, une Assemblée nationale et un Sénat, mais cette seconde chambre (qui reprend son nom ancien) ne doit pas sortir du rôle éminent qui est le sien : rôle législatif, rôle budgétaire ; les attributions politiques sont le fait de l'Assemblée nationale, et ce n'est qu'à titre exceptionnel que le Sénat peut, à la demande du Gouvernement, sortir de son rôle normal. La responsabilité du Gouvernement ne signifie pas davantage qu'elle soit mise en cause d'une manière quotidienne et illimitée ; sur ce point, les meilleurs raisonnements ne valent rien et c'est l'expérience qui l'emporte. La responsabilité du Gouvernement est établie selon des procédures qui doivent éviter le risque d'instabilité.

L'autorité judiciaire doit demeurer indépendante.

Un titre spécial affirme l'indépendance de la justice, maintient l'inamovibilité des magistrats du siège, reconstitue un Conseil supérieur de la magistrature et fait du Président de la République le garant des qualités éminentes du pouvoir judiciaire. Des lois organiques vous seront prochainement soumises qui appliqueront, d'une manière plus claire et plus nette qu'il ne le fut jamais, ces principes nécessaires à l'équilibre du pouvoir démocratique.

La Constitution doit permettre d'organiser les rapports de la République avec les peuples qui lui sont associés.

De cet immense effort vous avez eu, au moins du point de vue juridique, un aperçu ; et la politique du Gouvernement, représentée avant toute chose par l'action du général de Gaulle, manifeste l'orientation donnée à cet effort d'association.

Après ce rappel des principes de la loi du 3 juin, et avant de conclure, j'évoquerai trois articles du projet qui, du point de vue de la liberté, présentent un intérêt majeur : l'article sur les partis politiques, l'article sur la liberté de questionner le Gouvernement reconnue à l'opposition, l'article sur l'autorité du pouvoir judiciaire au regard de la liberté individuelle.

On a voulu voir dans l'article qui traite des partis politiques une dangereuse machine de guerre. Où en sommes-nous arrivés qu'une affirmation telle que « les partis doivent respecter le principe de la souveraineté nationale et la démocratie » fasse crier à l'arbitraire ? Nous vivons dans un monde où la fourberie est reine. De quel droit ceux qui ont pour mission de fortifier la France et de consolider la République pourraient-ils accepter d'ouvrir à deux battants les institutions de l'État à des formations qui ne respecteraient point le principe sans lequel il n'y a ni France ni République ? Le silence de la Constitution eût été grave et les critiques alors auraient été justifiées !

Il n'a pas été assez dit que cette affirmation est la conséquence d'une autre. Le projet déclare : « Les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement ». Ces deux phrases sont capitales. Elles sont, du point de vue constitutionnel, la négation de tout système totalitaire qui postule un seul parti. De la manière la plus catégorique, et en même temps la plus solennelle, notre future Constitution proclame sa foi démocratique et fonde les institutions sur cette expression fondamentale de la liberté politique qui est la pluralité des partis.

Un article du projet, après avoir, par un premier paragraphe, donné au Gouvernement une responsabilité majeure dans la fixation de l'ordre du jour des assemblées, précise ensuite : « Une séance par semaine est réservée, par priorité, aux questions des membres du Parlement et aux réponses du Gouvernement. » Cette disposition est la marque décisive du régime parlementaire et des droits reconnus, dans ce régime, à l'opposition. Le Gouvernement responsable de l'État, donc de la législation, est normalement maître de l'ordre du jour des assemblées. Aucun retard ne doit être toléré à l'examen d'un texte gouvernemental, si ce n'est celui qui résulte de son étude. La loi, le budget et toutes les affaires qui sont de la compétence du Parlement ne sont pas, pour le Parlement, un monopole. L'intervention des assemblées est un contrôle et une garantie. Il ne faut pas, cependant, qu'un gouvernement accapare les travaux des assemblées au point que l'opposition ne puisse plus manifester sa présence. Si elle ne doit pas pouvoir faire obstruction, elle doit pouvoir interroger. C'est l'objet de ce « jour par semaine » réservé aux questions. Il est bien entendu que ces questions ne peuvent, à la volonté de l'interpellateur, se terminer par une motion de confiance ni de censure. Seul le Gouvernement peut poser la question de confiance et la motion de censure est soumise à une procédure pour laquelle le nouveau texte constitutionnel s'inspire des projets qui étaient en cours d'approbation devant l'Assemblée nationale. Mais l'existence constitutionnelle du droit d'interpeller est une pierre de touche de la liberté parlementaire.

A la fin du titre réservé à l'autorité judiciaire, un article est demeuré à l'abri de la critique comme de l'éloge. Il paraît ne pas avoir été compris. C'est celui qui dit : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. » On sait que la disposition du droit anglo-saxon dite habeas corpus est souvent citée en modèle. C'est se rendre coupable d'injure à la justice de ne pas déférer un citoyen dans le jour qui suit son arrestation. La garantie est grande et elle est la clef de voûte de tout régime qui prétend respecter la liberté individuelle. La souplesse des règles constitutionnelles anglaises permet de combiner cet impératif avec un autre impératif, celui de la sécurité de l'État. En temps de guerre, en cas de troubles, un acte du Parlement suspend l'application de l'habeas corpus. Notre système rigide empêche une si heureuse combinaison. Affirmer dans un article le principe de la compétence judiciaire immédiate et totale, puis donner au Gouvernement le droit, par décret, fût-il soumis à ratification, ce n'est pas, ce ne peut être d'un heureux effet. Cependant le Gouvernement du général de Gaulle a voulu, pour affirmer la légitimité libérale de la France, aller plus loin qu'on ne l'a fait jusqu'à présent. Après le rappel du principe - nul ne peut être arbitrairement détenu -, il donne compétence à la seule justice pour l'appliquer, et renvoie à la loi. Cette loi sera préparée et promulguée en des termes qui essaieront de combiner les exigences fondamentales des droits individuels et les droits de l'État et d'assurer la sécurité de la nation comme celle des citoyens. Nous pourrons, à cet égard, faire mieux encore que le droit anglo-saxon.

Liberté des partis politiques (liberté essentielle de la démocratie), liberté d'interpeller le Gouvernement (liberté essentielle du régime parlementaire), liberté de chaque citoyen garantie par le pouvoir judiciaire (liberté essentielle de l'individu) : le projet de Constitution est inspiré par le plus généreux respect de la liberté. Cette réforme constitutionnelle est la dernière chance donnée aux hommes et aux partis qui pensent que la France peut à la fois demeurer une des fortes nations du monde et une démocratie. « La dernière chance » : c'est le général de Gaulle qui a prononcé ces mots et il avait le droit de les prononcer, lui sans qui cette chance ne pourrait être saisie, lui sans qui notre État et notre liberté courraient présentement les plus graves périls.

Naturellement, les textes sont les textes et ils ne sont que cela. Que seront, demain, les mouvements du monde ? Que seront, demain, les forces politiques intérieures ? Nul ne peut avec assurance répondre à ces questions qui dominent notre destin. Notre tâche cependant doit être influencée par ce fait que ces mouvements seront profonds et brutaux, que ces forces politiques seront passionnées. Notre tâche doit également être influencée par cet autre fait que nous sommes déjà arrivés aux échéances de mille difficultés. Notre époque est celle du déséquilibre, de l'instabilité, des problèmes sans cesse remis en cause.

Si nous ne voulons pas que la France dérive, si nous ne voulons pas que la France soit condamnée, une première condition est nécessaire : un pouvoir. Nous voulons donner un pouvoir à la République. Nous voulons donner un pouvoir à la Communauté.

Notre ambition ne peut aller plus loin. Une Constitution ne peut rien faire d'autre que d'apporter des chances aux hommes politiques de bonne foi qui, pour la nation et la liberté, veulent un État, c'est-à-dire, avant toute autre chose, un Gouvernement.


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Jean-Pierre Maury