France


Lettre de démission de Jean Casimir-Perier

15 janvier 1895


Messieurs les sénateurs,
Messieurs les députés,
Je ne me suis jamais dissimulé les difficultés de la tâche que l'Assemblée nationale m'a imposée. Je les avais prévues.

Si on ne refuse pas un poste au moment du danger, on ne conserve une dignité qu'avec la conviction de servir son pays.

La présidence de la République, dépourvue de moyens d'action et de contrôle, ne peut puiser que ans la confiance de la nation la force morale sans laquelle elle n'est rien. Ce n'est ni du bon sens ni de la justice de la France que je doute ; mais on a réussi à égarer l'opinion publique : plus de vingt années de luttes pour la même cause, plus de vingt années d'attachement à la République, de dévouement à la démocratie, n'ont suffi ni à convaincre tous les républicains de la sincérité et de l'ardeur de ma foi politique, ni à désabuser des adversaires qui croient ou affectent de croire que je me ferai l'instrument de leurs passions et de leurs espérances.

Depuis six mois se poursuit une campagne de diffamation et d'injures contre l'armée, la magistrature, le Parlement, le chef irresponsable de l'État, et cette liberté de souffler les haines sociales continue à être appelée liberté de penser.

Le respect et l'ambition que j'ai pour mon pays, ne me permettent pas d'admettre qu'on puisse insulter chaque jour les meilleurs serviteurs de la patrie et celui qui la représente aux yeux de l'étranger.

Je ne me résigne pas à comparer le poids des responsabilités morales qui pèsent sur moi et l'impuissance à laquelle je suis condamné.

Peut-être me comprendra-t-on si j'affirme que les fictions constitutionnelles ne peuvent faire taire les exigences de la conscience politique : peut-être, en me démettant de mes fonctions, aurai-je tracé leur devoir à ceux qui ont le souci de la dignité du pouvoir et du bon renom de la France dans le monde.

Invariablement fidèle à moi-même, je demeure convaincu que les réformes ne se feront qu'avec le concours actif d'un Gouvernement résolu à assurer le respect des lois, à se faire obéir de ses subordonnés et à les grouper tous dans une action commune pour une oeuvre commune.

J'ai foi, malgré les tristesses de l'heure présente, dans un avenir de progrès et de justice sociale.

Je dépose sur le bureau du Sénat et de la Chambre des députés ma démission des fonctions de président de la République française.

Casimir-Perier

[Le président de la République, peu après son élection, le 27 juin précédent, a affirmé qu'il a « le devoir de ne laisser ni méconnaître ni prescrire les droits » que lui accorde la Constitution. Attaqué par les radicaux et les socialistes et souvent insulté dans la presse, il  démissionne à la suite de la chute du ministère de Charles Dupuy, sur une interpellation de Millerand, qui avait écrit auparavant, dans un article : « Puisqu'il est entendu que l'Élysée a désormais une politique, qu'il soit en même temps entendu que c'est le droit comme le devoir des élus du suffrage universel de discuter cette volonté et cette politique personnelle. »]

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Jean-Pierre Maury