Charles de Gaulle
Allocution à l'École militaire, 3 novembre 1959
[Après la conclusion de l'Alliance
atlantique, la France participe à l'organisation intégrée
mise en place à partir de 1950 et, enlisée dans les guerres
coloniales, elle doit accepter le réarmement de l'Allemagne. Mais
dès son retour au pouvoir, le général de Gaulle propose
la mise en place d'un directoire à trois (memorandum
du 17 septembre 1958), avant de dire à Eisenhower ses doutes quant
à la garantie de sécurité américaine (visite
du président Eisenhower à Paris en septembre 1959).
Enfin, dans le discours fameux du 3 novembre 1959 à l'École
militaire, il déclare : « Il faut que la défense de
la France soit française », précisant à
l'intention des militaires que « le système qu'on a appelé
"intégration" [...] a vécu ». (voir mon analyse
in
La Construction européenne, la sécurité et la défense,
Presses universitaires de France, 1996, p. 129 et s.)
La sortie de l'OTAN est donc envisagée,
mais il faut auparavant que « nous sachions nous pourvoir, au cours
des prochaines années, d'une force capable d'agir pour notre compte,
de ce qu'on est convenu d'appeler "une force de frappe" susceptible de
se déployer à tout moment et n'importe où ».
Il revient sur le sujet, notamment lors des conférences de presse
du 5 septembre 1960, du 15 mai 1962, où il explique encore combien
il est nécessaire « que notre défense redevienne
une défense nationale », enfin du 21 février 1966 :
« Si la déclaration faite en commun, sous forme du traité
de l'Alliance Atlantique signé à Washington le 4 avril 1949,
reste à ses yeux toujours valable, [la France] reconnaît,
en même temps, que les mesures d'application qui ont été
prises par la suite ne répondent plus à ce qu'elle juge satisfaisant,
pour ce qui la concerne, dans les conditions nouvelles. » L'aide-mémoire
du 10 mars 1966 adressé aux pays membres de l'Alliance précise
alors la position de la France à l'égard de l'OTAN. ]
J'ai été heureux de prendre contact avec les
divers centres et écoles qui m'ont été présentés
ce matin. J'ai écouté avec beaucoup d'attention ce qui a
été dit par l'inspecteur général Essig, puis
par le général Ailleret, enfin par le général
Bouvard.
Ces lieux m'ont été familiers. Je les ai retrouvés
avec satisfaction, En outre, j'ai eu ici l'impression d'un tout dont l'organisation,
la qualité et l'esprit sont ce qu'ils doivent être.
En ce qui concerne la Défense dans son ensemble, je me félicite
de voir qu'à la base de vos travaux il y a la nécessité
de la lier à l'Etat, à l'activité nationale, à
la Communauté, aux données internationales.
Pour ce qui est proprement militaire, je constate que, sur des pensers
nouveaux, vous vous occupez de déterminer les éléments
d'une doctrine moderne et aussi, une méthode pour dégager
des solutions dans les cas particuliers qui sont la guerre. Car la guerre
se compose indéfiniment de cas particuliers et surgis à l'improviste.
Ceci dit, je crois bon d'évoquer devant vous quelques idées
qui contribueront à orienter vos efforts.
Il faut que la défense de la France soit française. C'est
une nécessité qui n'a pas toujours été très
familière au cours de ces dernières années. Je le
sais. Il est indispensable qu'elle le redevienne. Un pays comme la France,
s'il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre. Il faut
que son effort soit son effort. S'il en était autrement, notre pays
serait en contradiction avec tout ce qu'il est depuis ses origines, avec
son rôle, avec l'estime qu'il a de lui même, avec son âme.
Naturellement, la défense française serait, le cas échéant,
conjuguée avec celle d'autres pays. Cela est dans la nature des
chose. Mais il est indispensable qu'elle nous soit propre, que la France
se défende par elle-même, pour elle-même, et à
sa façon.
S'il devait en être autrement, si on admettait pour longtemps
que la défense de la France cessât d'être dans le cadre
national et qu'elle se confondît, ou se fondît avec autre chose,
il ne serait pas possible de maintenir chez nous un État. Le Gouvernement
a pour raison d'être, à toute époque, la défense
de l'indépendance et de l'intégrité du Territoire.
C'est de là qu'il procède. En France, en particulier, tous
nos régimes sont venus de là.
Si vous considérez notre histoire - qu'il se soit agi des Mérovingiens,
des Carolingiens, des Capétiens, du Premier ou du Second Empire,
des Première, Deuxième, Troisième, Quatrième
et Cinquième Républiques - vous discernez qu'à l'origine
de l'État et à celle des régimes qui l'ont, tout à
tour, assumé, il y eut toujours des préoccupations ou des
nécessités de défense. Inversement, toute invasion,
tout désastre national, ont amené, infailliblement, la chute
du régime du moment. Si donc un gouvernement perdait sa responsabilité
essentielle, il perdrait, du même coup, sa justification. Dès
le temps de paix, il serait bientôt admis qu'il ne remplît
pas son objet.
Quant au commandement militaire, qui doit avoir la responsabilité
incomparable de commander sur les champs de bataille, c'est à dire
d'y répondre du destin du pays, s'il cessait de porter cet honneur
et cette charge, s'il n'était plus qu'un élément dans
une hiérarchie qui ne serait pas la nôtre, ç'en serait
fait rapidement de son autorité, de sa dignité, de son prestige
devant la nation, et par conséquent, devant les armées.
C'est pourquoi, la conception d'une guerre et même celle d'une
bataille dans lesquelles la France ne serait plus elle-même et n'agirait
plus pour son compte avec sa part bien à elle et suivant ce qu'elle
veut, cette conception ne peut être admise. Le système qu'on
a appelé « intégration » et qui a été
inauguré et même, dans une certaine mesure pratiqué
après les grandes épreuves que nous avions traversées,
alors qu'on pouvait croire que le monde libre était placé
devant une menace imminente et illimitée et que nous n'avions pas
encore recouvré notre personnalité nationale, ce système
de l'intégration a vécu.
Il va de soi, évidemment, que notre défense, la mise
sur pied de nos moyens, la conception de la conduite de la guerre, doivent
être pour nous combinées avec ce qui est dans d'autres pays.
Notre stratégie doit être conjuguée avec la stratégie
des autres. Sur les champs de bataille, il est infiniment probable que
nous nous trouverions côte à côte avec des alliés.
Mais que chacun ait sa part à lui !
Voilà un point capital que je recommande à vos réflexions.
La conception d'une défense de la France et de la Communauté
qui soit une défense française, cette conception là
doit être à la base de la philosophie de vos centres et de
vos écoles.
La conséquence, c'est qu'il faut, évidemment, que nous
sachions nous pourvoir, au cours des prochaines années, d'une force
capable d'agir pour notre compte, de ce qu'on est convenu d'appeler « une
force de frappe » susceptible de se déployer à
tout moment et n'importe où. Il va de soi qu'à la base de
cette force sera un armement atomique - que nous le fabriquions ou que
nous l'achetions - mais qui doit nous appartenir. Et puisqu'on peut détruire
la France, éventuellement, à partir de n'importe quel point
du monde, il faut que notre force soit faite pour agir où que ce
soit sur la terre.
Vous vous rendez compte comme moi de l'envergure de cette obligation,
de tout ce à quoi elle va nous conduire. Au point de vue national,
il faut avoir le courage de la regarder en face ; toute la nation
doit y être associée. Il faut avoir le courage de la vouloir
et celui de la remplir. Dans le domaine de la défense, ce sera notre
grande oeuvre pendant les années qui viennent. Pour commencer, l'emploi
éventuel de cette force, son organisation et la façon dont
elle doit être constituée et fournie cela aussi - et d'accord
avec ce que j'ai dit de la défense en général - doit
être un objet essentiel de vos études et de vos travaux.
Un troisième point que je veux livrer à vos pensées
puisque j'ai l'occasion de me trouver parmi vous, s'applique à l'action
proprement militaire. L'action militaire, l'action sur les champs de bataille
est l'aboutissement de la défense. Mais il est un aboutissement
dont, à son tour, tout dépend.
Cette action militaire, cette « opération »
-stratégique ou tactique - on s'y prépare. Vous vous y préparez
grâce aux thèmes dont vous vous saisissez. De nombreuses hypothèses
sont successivement étudiées par vous, à travers lesquelles
vous vous efforcez de déterminer une doctrine qui puisse, éventuellement,
inspirer l'action de guerre et une méthode qui permette de la conduire.
Cela est excellent, car il faut en effet pratiquer une gymnastique
de l'esprit qui développe la capacité de décision.
En outre, il faut, bien entendu, acquérir la connaissance aussi
complète et pratique que possible des moyens dont on peut disposer,
du terrain sur lequel on devra agir, de l'ennemi auquel on aura affaire.
C'est ce que vous faites grâce à vos exercices.
Mais il ne faut pas - vous le savez bien - se bercer de l'illusion
que grâce à un ensemble de préceptes établis
dès le temps de paix et, en somme, a priori, on embrassera, à
coup sûr, les éventualités de la guerre. L'action de
guerre est toujours contingente, c'est à dire qu'elle se présente
toujours d'une manière imprévue, qu'elle est infiniment variable,
qu'elle n'a jamais de précédent. C'est pourquoi, tout en
se préparant par la réflexion, par le travail, par l'étude,
l'action du chef, en dernier ressort, dépend de sa personnalité.
Ce qui sera fait, ou ne sera pas fait, c'est ce qui sortira, ou ne sortira
pas, non point de l'ordre didactique, mais des cerveaux et des caractères.
Ceux qui veulent se disposer à être des chefs de guerre
ont donc pour premier devoir de s'efforcer d'être des hommes, des
hommes dignes et capables de répondre, dans des conditions insoupçonnées,
au drame qui fondra sur eux et où ils seront responsables, chacun
à son échelon.
Je terminerai en vous disant combien l'ordre guerrier - et tout ce
qui s'y rapporte - continue, plus que jamais, d'être essentiel à
la Nation et à l'Etat.
On peut imaginer, non sans effroi, ce que serait un conflit, demain.
Il n'en est pas moins vrai que ce conflit est tout à fait possible.
Nous sommes une espèce et notre espèce a sa loi. Sans doute,
les moyens qui sont aujourd'hui à la disposition des hommes pour
se détruire, ont ils une telle envergure, que l'échéance
est, de ce fait, actuellement évitée. Mais, pour combien
de temps, qui le sait ? De toutes manières, un pays doit être
capable d'envisager toutes les hypothèses qui peuvent concerner
son destin, y compris celle de la guerre. Dans tout ce qui est une nation,
et, avant tout, dans ce qui est la nôtre, il n'y a rien qui soit
capital plus que ne l'est sa défense.
Voilà pourquoi, « il n'y a pas de talent ni de génie
militaire qui n'aient servi une vaste politique. Il n'y a pas de grande
gloire d'homme d'État que n'ait dorée l'éclat de la
Défense Nationale.
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Jean-Pierre
Maury