Discours de Sa Majesté le Roi Baudoin, à la cérémonie de l'indépendance à Léopoldville, le 30 juin 1960.
Discours de M. Kasavubu, président de la République.
Discours de M. Patrice Lumumba, premier ministre.
Au début de l'année 1959, à la suite de troubles graves mettant en cause le régime colonial, le gouvernement belge accepte le principe de l'indépendance. La date de l'indépendance est bientôt fixée au 30 juin 1960.
Le jour de la proclamation de l'indépendance, au discours du roi Baudoin qui fait l'éloge de l'oeuvre civilisatrice de la Belgique en faveur du développement du Congo, le président du nouvel État, Kasavubu, répond de manière modérée, mais s'abstient de lire le paragraphe dans lequel il remerciait le roi et ses prédécesseurs de leurs bienfaits. Le premier ministre Lumumba prononce un discours virulent décrivant au contraire les méfaits de la colonisation et énonçant un vaste programme de réforme pour « créer un pays riche, libre et prospère ».
Dans l'immédiat, le Congo est régi par une loi fondamentale élaborée par le Parlement belge pour servir de cadre juridique provisoire, avant l'adoption d'une Constitution rédigée par les Congolais eux-mêmes. Mais dès la proclamation de l'indépendance, les Congolais sont aux prises avec rébellions militaires, gouvernements insurrectionnels et sécessions régionales, notamment celle du Katanga, ou tribales.
Le 5 septembre, le président de la République Kasavubu, et le premier ministre, Patrice Lumumba se destituent réciproquement, et quelque jours plus tard, le 14 septembre 1960, le premier coup d'État de Mobutu, alors chef de l'armée, tranche en faveur du président de la République.
La loi fondamentale de 1960, est alors complétée, par des décrets-lois constitutionnelsqui confient la totalité du pouvoir central au président de la République Kasavubu. Bientôt Lumumba est assassiné. Et du provisoire, le Congo en viendra rapidement à la dictature de Mobutu.
Source : Chronique de politique étrangère, JUILLET-NOVEMBRE 1960, Vol. 13, No. 4/6, LA CRISE CONGOLAISE, 1er JANVIER 1959 - 15 AOUT 1960 (JUILLET-NOVEMBRE 1960), p. 632-634 et p. 635-636. Egmont Institute. https://www.jstor.org/stable/4482646
Discours de Sa Majesté le Roi Baudoin,
à la cérémonie de l'indépendance à Léopoldville, le 30 juin 1960L'indépendance du Congo constitue l'aboutissement de l'œuvre conçue par le génie du Roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique. Elle marque une heure décisive dans les destinées non seulement du Congo lui-même, mais je n'hésite pas à l'affirmer, de l'Afrique toute entière.
Pendant 80 ans, la Belgique a envoyé sur votre sol les meilleurs de ses fils, d'abord pour délivrer le bassin du Congo de l'odieux trafic esclavagiste qui décimait ses populations, ensuite pour rapprocher les unes des autres les ethnies qui, jadis ennemies, s'apprêtent à constituer ensemble le plus grand des États indépendants d'Afrique, enfin, pour appeler à une vie plus heureuse les diverses régions du Congo que vous représentez ici, unies en un même Parlement.
En ce moment historique, notre pensée à tous doit se tourner vers les pionniers de l'émancipation africaine et vers ceux qui après eux ont fait du Congo ce qu'il est aujourd'hui. Ils méritent à la fois notre admiration et votre reconnaissance, car ce sont eux qui, consacrant tous leurs efforts et même leur vie, à un grand idéal, vous ont apporté la paix et ont enrichi votre patrimoine moral et matériel. Il faut que jamais ils ne soient oubliés, ni par la Belgique, ni par le Congo.
Lorsque Léopold II a entrepris la grande œuvre qui trouve aujourd'hui son couronnement, il ne s'est pas présenté à vous en conquérant, mais en civilisateur.
Le Congo, dès sa fondation, a ouvert ses frontières au trafic international sans que jamais la Belgique y ait exercé un monopole institué dans son intérêt exclusif.
Le Congo a été doté de chemins de fer, de routes, de lignes maritimes et aériennes qui, en mettant vos populations en contact les unes avec les autres, ont favorisé leur unité et ont élargi le pays aux dimensions du monde.
Un service médical, dont la mise au point a demandé plusieurs dizaines d'années, a été patiemment organisé et vous a délivré de maladies combien dévastatrices. Des hôpitaux nombreux et remarquablement outillés ont été construits. L'agriculture a été améliorée et modernisée. De grandes villes ont été édifiées et à travers tout le pays les conditions de l'habitation et l'hygiène traduisent de remarquables progrès. Des entreprises industrielles ont mis en valeur les richesses naturelles du sol. L'expansion économique a été considérable, augmentant ainsi le bien-être de vos populations et dotant le pays de techniciens indispensables à son développement.
Grâce aux écoles des missions, comme à celles que créèrent les pouvoirs publics, l'éducation a bien vite connu une extension enviable, une élite intellectuelle a commencé à se constituer ; vos universités vont rapidement l'accroître. Un nombre de plus en plus considérable de travailleurs qualifiés appartenant à l'agriculture, à l'industrie, à l'artisanat, au commerce, à l'administration, font pénétrer dans toutes les classes de la population l'émancipation individuelle qui constitue la véritable base de toute civilisation.
Nous sommes heureux d'avoir ainsi donné au Congo, malgré les plus grandes difficultés, les éléments indispensables à l'armature d'un pays en marche sur la voie du développement.
Le grand mouvement d'indépendance qui entraîne toute l'Afrique a trouvé, auprès des pouvoirs belges, la plus large compréhension. En face du désir unanime de vos populations, nous n'avons pas hésité à vous reconnaître dès à présent cette indépendance.
C'est à vous, Messieurs, qu'il appartient maintenant de démontrer que nous avons eu raison de vous faire confiance.
Dorénavant, la Belgique et le Congo se trouvent côte à côte, comme deux États souverains, mais liés par l'amitié et décidés à s'entraider. Aussi, nous remettons aujourd'hui entre vos mains tous les services administratifs, économiques, techniques et sociaux, ainsi que l'organisation judiciaire, sans lesquels un État moderne n'est pas viable. Les agents belges sont prêts à vous apporter une collaboration loyale et éclairée.
Votre tâche est immense et vous êtes les premiers à vous en rendre compte. Les dangers principaux qui vous menacent sont : l'inexpérience des populations à se gouverner, les luttes tribales, qui jadis ont fait tant de mal et qui, à aucun prix, ne doivent reprendre, l'attraction que peuvent exercer sur certaines régions des puissances étrangères prêtes à profiter de la moindre défaillance.
Vos dirigeants connaîtront la tâche difficile de gouverner. Il leur faudra mettre au premier plan de leurs préoccupations, quel que soit le parti auxquels ils appartiennent, les intérêts généraux du pays. Ils devront apprendre au peuple congolais que l'indépendance ne se réalise pas par la satisfaction immédiate de jouissances faciles, mais par le travail, par le respect de la liberté d'autrui et des droits de la minorité, par la tolérance et l'ordre, sans lesquels aucun régime démocratique ne peut subsister.
Je tiens à rendre ici un particulier hommage à la Force Publique qui a accompli sa lourde mission avec un courage et un dévouement sans défaillance.
L'indépendance nécessitera de tous des efforts et des sacrifices. Il faudra adapter les institutions à vos conceptions et à vos besoins, de manière à les rendre stables et équilibrées. Il faudra aussi former des cadres administratifs expérimentés, intensifier la formation intellectuelle et morale de la population, maintenir la stabilité de la monnaie, sauvegarder et développer vos organisations économiques, sociales et financières.
Ne compromettez pas l'avenir par des réformes hâtives, et ne remplacez pas les organismes que vous remet la Belgique, tant que vous n'êtes pas certains de pouvoir faire mieux.
Entretenez avec vigilance l'activité des services médicaux dont l'interruption aurait des conséquences désastreuses et ferait réapparaître des maladies que nous avons réussi à supprimer. Veillez aussi sur l'œuvre scientifique qui constitue pour vous un patrimoine intellectuel inestimable. N'oubliez pas qu'une justice sereine et indépendante est un facteur de paix sociale, la garantie du respect du droit de chacun confère à un État, dans l'opinion internationale, une grande autorité morale.
N'ayez crainte de vous tourner vers nous. Nous sommes prêts à rester à vos côtés pour vous aider de nos conseils, pour former avec vous les techniciens et les fonctionnaires dont vous aurez besoin.
L'Afrique et l'Europe se complètent mutuellement et sont appelées en coopérant, au plus brillant essor.
Le Congo et la Belgique peuvent y jouer un rôle de première grandeur par une confiance réciproque.
Messieurs,
Le monde entier a les yeux fixés sur vous. A l'heure où le Congo choisit souverainement son style de vie, je souhaite que le peuple congolais conserve et développe le patrimoine des valeurs spirituelles, morales et religieuses qui est commun et qui transcende les vicissitudes politiques et les différences de race ou de frontière.
Restez unis et vous saurez vous montrer dignes du grand rôle que vous êtes appelés à jouer dans l'histoire de l'Afrique.
Peuple congolais,
Mon pays et moi-même nous reconnaissons avec joie et émotion que le Congo accède ce 30 juin 1960 en plein accord et amitié avec la Belgique, à l'indépendance et à la souveraineté internationale.
Sire, Excellences, mes chers compatriotes, Discours de M. Kasavubu, président de la République.
Au moment solennel où la République du Congo se présente au monde et à l'histoire, pleinement indépendante et souveraine, au moment où nous ressentons intensément le caractère irrévocable et définitif du pas que nous franchissons, nous ne pouvons pas nous empêcher de mesurer la gravité de nos responsabilités et, dans une attitude de profonde humilité, de demander à Dieu qu'il protège notre peuple et qu'il éclaire tous ses dirigeants.
Avant toute chose, je voudrais vous exprimer ici avec émotion la reconnaissance que nous ressentons envers tous ces artisans obscurs ou héroïques de l'émancipation nationale, à tous ceux qui, partout sur notre immense territoire, ont donné sans compter leurs forces, leurs privations, leurs souffrances et même leur vie pour que se réalise enfin leur rêve audacieux d'un Congo libre et indépendant. Je pense à ces travailleurs des chantiers et des usines, à ces agriculteurs de nos plaines et de nos vallées, à ces intellectuels aussi, à tous ceux, jeunes ou vieux, qui ont senti monter dans leur coeur un irrésistible idéal de liberté et qui, quoi qu'il pût arriver, ont su rester fidèles à cet idéal et ont su l'accomplir. Je pense à nos femmes aussi qui, sans faiblir un seul instant, ont su réconforter leurs fils et leurs époux dans leurs luttes magnifiques, et souvent même se trouver à leurs côtés au plus âpre du combat.
A vous tous et à vous toutes, artisans incomparables de la grandeur de votre patrie, le Congo indépendant que vous avez créé vous dit avec émotion sa gratitude infinie et vous assure solennellement que jamais vous ne serez oubliés.
Tournons-nous maintenant vers l'avenir.
L'aube de l'indépendance se lève sur un pays dont la structure économique est remarquable, bien équilibrée et solidement unifiée.
Mais l'état d'inachèvement de la conscience nationale parmi les populations a suscité certaines alarmes que je voudrais dissiper aujourd'hui en rappelant tous les progrès qui ont déjà été accomplis en ce domaine et qui sont les plus sûrs garants des étapes qui restent à parcourir.
Que de différences, en effet, lors de la fondation de notre pays, entre des populations que tout contribuait à maintenir écartées les unes des autres : sans souligner les diversités de langues, de coutumes ou de structures sociales, rappelons simplement les distances énormes qui nous séparaient et le manque des moyens modernes de communication de la fin du siècle passé. Pour se connaître, il a fallu se rencontrer. Bon nombre de populations vivant aux confins de ce vaste pays se sentaient peu proches les unes des autres. Vous avez bien voulu rappeler, Sire, combien le progrès des moyens de déplacement contribua heureusement à enserrer le pays dans un réseau d'échanges qui servit aussi et grandement à rapprocher les hommes. Le développement économique, de son côté, amena la création de cités de travailleurs et de centres où les ressortissants de différentes ethnies apprirent à vivre ensemble, à mieux s'apprécier et où, insensiblement, une osmose s'opéra. Les échanges se multipliant, les régions devinrent petit à petit complémentaires les unes des autres et renforcèrent ainsi leur collaboration. Le développement de l'instruction, la création et la diffusion des journaux et périodiques, la multiplication des postes de radio, tout cela contribua à la naissance dans les villes d'abord, dans les milieux ruraux ensuite, d'une opinion publique d'où, petit à petit, se dégagèrent les éléments d'une véritable conscience nationale.
La Belgique eut alors la sagesse de ne pas s'opposer au courant de l'histoire et comprenant la grandeur de l'idéal de liberté qui anime tous les coeurs congolais, elle a su, fait sans précédent dans l'histoire d'une décolonisation pacifique, faire passer directement et sans transition notre pays de la domination étrangère à l'indépendance dans la pleine souveraineté nationale.
Mais si nous pouvons nous réjouir de cette décision, nous ne devons pas oublier que c'est à nous désormais à prendre le relais et à rassembler les matériaux de notre unité nationale, à construire notre nation dans l'union et la solidarité.
Nous disposons pour cela d'un large éventail de moyens, mais il faudra que nous les utilisions avec sagesse, sans hâte ni lenteur, avec le souci de s'adapter harmonieusement au rythme normal des choses, sans essouffler les populations une marche sur le bord de la route, mais sans se complaire non plus dans une admiration béate de ce qui est déjà fait. La conscience nationale pousse depuis longtemps les populations vers plus de solidarité : nous aurons à favoriser plus que jamais ce rapprochement national.
Un rôle tout spécial sera dévolu, dans cette recherche d'une plus grande cohésion nationale, aux institutions centrales du pays, et surtout l'action des Chambres législatives. Certains d'entre nous, Messieurs les sénateurs et Messieurs les députés, ont pour la première fois sans doute, côtoyé des élus venant d'autres provinces. Grande a été leur surprise de constater que votre idéal et vos préoccupations étaient si proches des nôtres. J'ai la conviction que vous ferez de ces assises le véritable creuset d'une conscience nationale toujours plus développée.
Nous saurons également, dans tout le pays, développer l'assimilation de ce que quatre-vingts ans de contact avec l'Occident nous a apporté de bien : la langue, qui est l'indispensable outil de l'harmonisation de nos rapports, la législation qui, insensiblement, a influé sur l'évolution de nos coutumes diverses et les a lentement rapprochées, et enfin et surtout la culture. Une affinité fondamentale de culture rapproche déjà tous les Bantous, aussi le contact de la civilisation chrétienne et les racines que cette civilisation a poussées en nous, permettront au sang ancien revivifié de donner à nos manifestations culturelles une originalité et un éclat tout particulier. Nous aurons à coeur de favoriser l'éclosion de cette culture nationale et d'aider toutes les couches de la population à en percevoir le message et à en approfondir la portée. Nous aurons là une mission essentielle à remplir, car la culture sera le véritable ciment de la nation.
Cette recherche ainsi que la mise en place des matériaux destinés à notre unité nationale doivent devenir la préoccupation dominante de tous. Aucun habitant de ce pays ne peut se refuser de participer à cette obligation capitale.
Nous saurons pour cela, dans ce vaste chantier de 14 millions d'hommes, qui est notre pays, éclairer et guider tous ceux qui y oeuvrent dans l'enthousiasme.
C'est cette communauté d'efforts, de peines et de travail qui achèvera le plus sûrement d'unir tous les Congolais en une grande, seule et solide nation. Nous montrerons ainsi au monde, par nos actes, que nous sommes dignes de la confiance que le peuple a placée en nous, et que de nombreux pays nous témoignent déjà.
Nous ne les décevrons pas.
[ Sire,
La présence de votre auguste majesté aux cérémonies de ce jour mémorable constitue un éclatant et nouveau témoignage de votre sollicitude pour toutes les populations que vous avez aimées et protégées. Elles sont heureuses de pouvoir dire aujourd'hui à la fois leur reconnaissance pour les bienfaits que vous et vos illustres prédécesseurs leur avez prodigués et leur joie pour la compréhension dans laquelle vous avez rencontré leurs aspirations.
Elles ont reçu votre message d'amitié avec tout le respect et la ferveur dont elles vous entourent et garderont longtemps dans leur coeur les paroles que vous venez de leur adresser en cette heure émouvante.
Elles sauront apprécier tout le prix de l'amitié que la Belgique leur offre et elles s'engageront avec enthousiasme dans la voie d'une collaboration sincère. ]
Messieurs les représentants des pays étrangers, vous avez bien voulu partager nos joies et vous nous avez fait l'honneur de venir nombreux célébrer avec nous ces journées historiques. Aussi des relations d'amitié seront-elles faciles à nouer demain entre notre pays et chacun des États que vous représentez.
Vous qui voyez autour de vous l'immense enthousiasme qui s'est emparé de toute la nation, vous qui sentez notre désir de réussir et de bien faire, je vous demande de faire connaître au monde cette image pleine d'espoir que vous emporterez du Congo, et qui est sa vraie image.
Je proclame, au nom de la nation, la naissance de la République du Congo.
[Entre crochets, la partie du discours que M. Kasavubu n'a pas prononcée, mais qui fut distribuée à la presse.]
Discours de M. Patrice Lumumba, premier ministre.
A vous tous, mes amis qui avez lutté sans relâche à nos côtés, je vous demande de faire de ce 30 juin 1960 une date illustre que vous garderez ineffaçablement gravée dans vos coeurs, une date dont vous enseignerez avec fierté la signification à vos enfants, pour que ceux-ci à leur tour fassent connaître à leurs fils et à leurs petits-fils l'histoire glorieuse de notre lutte pour la liberté.
Car cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd'hui dans l'entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d'égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c'est par la lutte qu'elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n'avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. C'est une lutte qui fut de larmes, de feu et sang, nous en sommes fiers jusqu'au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l'humiliant esclavage qui nous était imposé par la force.
Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire.
Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d'élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. Qui oubliera qu'à un noir on disait « Tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « Vous » honorable était réservé aux seuls blancs ?
Nous avons connu nos terres spoliées au nom de textes prétendument légaux, qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort, nous avons connu que la loi n'était jamais la même, selon qu'il s'agissait d'un blanc ou d'un noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses : exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même. Nous avons connu qu'il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les blancs et des paillotes croulantes pour les noirs : qu'un noir n'était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens, qu'un noir voyageait à même la coque des péniches au pied du blanc dans sa cabine de luxe.
Qui oubliera, enfin, les fusillades où périrent tant de nos frères, ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient pas se soumettre à un régime d'injustice.
Tout cela, mes frères, nous en avons profondément souffert, mais tout cela aussi, nous, que le vote de vos représentants élus a agréés pour diriger notre cher pays, nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre coeur de l'oppression colonialiste, nous vous le disons, tout cela est désormais fini.
La République du Congo a été proclamée et notre cher pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants.
Ensemble, mes frères, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime, qui va mener notre pays à la paix, la prospérité et à la grandeur.
Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail.
Nous allons montrer au monde ce que peut faire l'homme noir quand il travaille dans la liberté, et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l'Afrique tout entière.
Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants.
Nous allons revoir toutes les lois d'autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles.
Nous allons mettre fin à l'oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens jouissent pleinement des libertés fondamentales prévues dans la déclaration des droits de l'homme.
Nous allons supprimer efficacement toute discrimination quelle qu'elle soit et donner à chacun la juste place que lui vaudra sa dignité humaine, son travail et son dévouement au pays.
Nous allons faire régner non pas la paix des fusils et des baïonnettes, mais la paix des coeurs et des bonnes volontés.
Et pour tout cela, chers compatriotes, soyez sûrs que nous pourrons compter non seulement sur nos forces énormes et nos richesses immenses, mais sur l'assistance de nombreux pays étrangers dont nous accepterons la collaboration chaque fois qu'elle sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique quelle qu'elle soit.
Dans ce domaine, la Belgique même qui, comprenant enfin le sens de l'histoire, n'a plus essayé de s'opposer à notre indépendance, est prête à nous accorder son aide et son amitié, et un traité vient d'être signé dans ce sens entre nos deux pays égaux et indépendants. Cette coopération, j'en suis sûr, sera profitable aux deux pays.
De notre côté, tout en restant vigilants, nous saurons respecter les engagements librement consentis.
Ainsi, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, le Congo nouveau que mon gouvernement va créer sera un pays riche, libre et prospère. Mais pour que nous arrivions sans retard à ce but, vous tous, législateurs et citoyens congolais, je vous demande de m'aider de toutes vos forces.
Je vous demande à tous d'oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent de nous faire mépriser à l'étranger.
Je demande à la minorité parlementaire d'aider mon gouvernement par une opposition constructive et de rester strictement dans les voies légales et démocratiques.
Je vous demande à tous de ne reculer devant aucun sacrifice pour assurer la réussite de notre grandiose entreprise. Je vous demande, enfin, de respecter inconditionnellement la vie et les biens de vos concitoyens et des étrangers établis dans notre pays. Si la conduite de ces étrangers laisse à désirer notre justice sera prompte à les expulser du territoire de la République. Si, par contre, leur conduite est bonne, il faut les laisser en paix, car, eux aussi travaillent à la prospérité de notre pays.
L'indépendance du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le continent africain. Voilà, Excellences, Mesdames, Messieurs, mes Frères de race, mes Frères de lutte, mes Compatriotes, ce que j'ai voulu vous dire au nom du gouvernement en ce jour magnifique de notre indépendance complète et souveraine.
Notre gouvernement fort, national, populaire, sera le salut du pays. J'invite les citoyens congolais, hommes, femmes et enfants à se mettre résolument au travail en vue de la création d'une économie nationale.
Pour obtenir davantage d'informations sur le pays et sur le texte ci-dessus,
voir la fiche Congo (Kinshasa).
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